AlterEgo Films : société de production et de distribution

Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés

un film de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil

Chaque semaine, dans trois hôpitaux publics de la région parisienne, une psychologue et deux médecins reçoivent des hommes et des femmes malades de leur travail. Ouvrière à la chaîne, directeur d’agence, aide–soignante, gérante de magasin…Tour à tour, 4 personnes racontent leur souffrance au travail dans le cadre d’un entretien unique. Les trois professionnels spécialisés écoutent et établissent peu à peu la relation entre la souffrance individuelle du patient et les nouvelles formes d’organisation du travail. A travers l’intimité, l’intensité et la vérité de tous ces drames ordinaires pris sur le vif, le film témoigne de la banalisation du mal dans le monde du travail. Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés est un huis clos cinématographique où prend corps et sens une réalité invisible et silencieuse : la souffrance au travail.

2005 / 80' / 35mm / 1,85 / couleur / Dolby SRD
visa d'exploitation 108 384
supports d'exploitation : DCP / 35mm / Beta Num / HD Cam
VO : FR / ST : ENG / ST : ESP / ST : PORT

image : Antoine-Marie Meert
son : Marc-Antoine Roudil
montage image : Phlippe Boucq
montage son : Etienne Curchod
mixage : Philippe Baudhuin

Producteurs délégués Belgique : Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil
Productrice déléguée France : Delphine Morel

Une production alter ego films et ADR Productions en coproduction avec Wallonie Image Production / WIP et l'atelier de production du Gsara et l'aide du Centre National de la Cinématographie Centre du Cinéma et de l'Audiovisuel du Ministère de la Communauté française de Belgique et des télédistributeurs wallons aide à la création cinématographique et audiovisuelle du Conseil général du Val de Marne et le soutien du programme MEDIA de la Commission Européenne

Première projection du film en France : vendredi 19 août 2005 aux Etats généraux du documentaire à Lussas
Avant-première du film en France - Paris : mercredi 5 octobre 2005 salle Olympe de Gouges
Première diffusion télévisée en Belgique : ARTE Belgique mercredi 29 novembre 2006 à 22h40
Première diffusion télévisée en France : CANAL PLUS Cinéma 26 mars 2007 à 22h55

Distributeur et ventes Belgique : alter ego films sortie le 22 mars 2006
Distributeur France : Bodega Films sortie le 8 février 2006
Presse : Karine Ménard et Laurence Granec
Ventes internationales (à l'exception du territoire belge) : Pyramide / France
Distributeur Allemagne : Work in Progress Berlin
DVD : édition Bodega films
DVD : édition festivals des festivals 2006 / DVD réservé à une diffusion non commerciale à l'étranger / édité par le Ministère des affaires étrangères français / ST anglais-espagnol-portugais

Sélectionné aux festivals suivants :

  • Etats généraux du documentaire Lussas 2005
  • Indépendance et création Auch 2005
  • Traces de vies Clermont Ferrand 2005
  • Les écrans documentaires Gentilly 2005
  • Festival du film d’environnement Paris 2005
  • Visions du réel Nyon 2006
  • Documenta Madrid 2006
  • 24e Bienal internacional de cine cientifico Malaga 2006
  • Festival Filmer à tout prix n°12 Bruxelles (soirée Arte quai des belges) 2006


Primé au festival suivant
:

  • Prix du regard social / Traces de vies / Clermont Ferrand 2005

Le cinéma comme antidote

Trop tard. Le cinéma arrive trop tard, et ce n’est pas la première fois. Trop tard parce qu’au moment du tournage, la messe est dite : certes, ils ne meurent pas tous, mais déjà tous sont frappés, et quand commence pour nous le film de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil, depuis longtemps le mal est fait ; comme pour les deux cinéastes, il ne nous reste plus qu’à prendre la mesure du désastre et constater l’étendue des dégâts. Dès les premiers plans, c’est bien ce retard sur l’événement qui nous saisit dans une conscience intuitive de regarder des images après coup : manifestement, il s’est passé quelque chose avant, qui n’a pas été filmé, parce que demeurent des zones interdites aux caméras; à l’évidence, il s’est produit en amont quelque chose d’irrémédiable dont nous n’avons rien su, ou si peu, ou rien voulu savoir, et dont le film ne peut guère plus, dans un premier temps, qu’enregistrer les traces sur des corps en lambeaux.

De quoi s’agit-il exactement ? D’une catastrophe en cours, d’une mutation sans précédent, d’une forme de peste assurément dont les manifestations perverses n’en finissent plus de démembrer le corps social et de reformater l’ensemble du monde du travail. Au prologue d’Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés échoit la charge de nous ouvrir les yeux, de nous prévenir en une séquence tendue comme un état d’urgence, où l’on suit un médecin au téléphone parer au plus pressé, tenter de sauver un homme à la dérive, avec les moyens du bord, vaille que vaille : une machine de guerre s’est bel et bien mise en place, une logique de mort s’est emballée, ce dont témoigne l’encombrement dans les salles d’attente de la médecine du travail où l’on a renoncé depuis belle lurette à faire le compte des victimes.

Désormais, toute forme d’emploi, qu’il soit précaire ou supposé stable, se trouve soumise de manière constante aux nouvelles méthodes de dressage du Capital, visant à transformer toute entreprise – usine ou bureau, manufacture ou grand magasin - en moderne colonie pénitentiaire. Dans tous ces lieux se devine en effet la même dynamique carcérale, le même processus à l’œuvre de fragilisation morale, le même programme implacable de vivisection mentale de masse. Intimidation, harcèlement, chantage, torture psychologique, réversibilité des rôles de victime et de bourreau, représailles sous forme de déclassement définissent à présent l’organisation du travail salarié. De plus en plus souvent réduit à n’être qu’un simple rouage dans un organigramme où la soumission aux ordres vaut davantage que la compétence, où l’expérience professionnelle compte moins que la docilité, tout travailleur se retrouve de facto sous la menace d’un brouillage de son image, exposé en permanence à la sanction d’une dépossession de son savoir-faire, et, pour le dire autrement, prolétarisé.

Écarter, délier, disjoindre ; éloigner chacun des autres et plus encore de soi-même; défaire toute unité ; dissoudre jusqu’à l’idée même de communauté; esseuler pour ensuite surveiller, contrôler, punir. Les mêmes principes régissent l’économie de marché : segmentation, isolement, quadrillage, immatriculation, code barre. Travailler pour et sous le règne planétaire du Capital revient à vivre séparé. Désormais, le monde du travail n’est plus un nombre, mais une simple somme de solitudes.


En 1998, dans son livre-réquisitoire intitulé Souffrance en France, Christophe Dejours, psychanalyste et psychiatre, établissait de la façon la plus nette l’érection de la souffrance psychologique comme mode majoritaire de management. Sept ans plus tard, ceux dont le film de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil recueille la parole peuvent être vus comme des survivants de ce système totalitaire ayant imposé de nouvelles formes de manutention humaine. Certains étaient ouvriers ou manœuvres, d’autres étaient cadres ou gérants, conservés au montage ou non. De conditions sociales différentes et d’origines culturelles diverses, aucun n’aurait imaginé un jour figurer dans la même histoire. Les voici pourtant qui apparaissent aujourd’hui dans le même film, corps nerveux et voix défaites, pareillement défaillantes, portant les mêmes stigmates, conséquences des mêmes humiliations.

Il y a d’abord Madame Alaoui, maghrébine et femme-machine. Assujettie au travail à la chaîne depuis l’âge de dix-sept ans, elle détaille dans la douleur, mot après mot comme on dit qu’on avance mètre par mètre, la robotisation inéluctable et sournoise de son propre corps de femme. Elle dit que chez elle aussi, il faut que « Ã§a tourne Â», que les enfants mangent en cadences, que l’on vive dans les temps. Depuis Avec le sang des autres, dernier film des Groupes Medvedkine en 1974, où Christian Corouge, ouvrier chez Peugeot, pleurait ses mains perdues, bouffies par le travail, devenues si insensibles qu’il ne pouvait même plus caresser sa compagne, jamais personne, au cinéma, n’avait décrit si précisément l’engrenage et la contamination, le lent déplacement de l’inhumanité de la chaîne vers l’intimité familiale.


Il y a plus loin, dans le deuxième tiers du film, cette ancienne femme de ménage d’un mouroir pour vieillards, devenue du jour au lendemain aide-soignante dans le même établissement parce que madame la Directrice voulait faire l’économie d’un salaire. Victime d’un accident de travail, elle fut aussitôt dégradée et condamnée aux tâches les plus ingrates avec interdiction de parler à quiconque. Filmée comme tous les autres dans le huis clos d’une consultation médicale, obsédée par la prolongation de son arrêt de maladie, en état de dépression grave, elle dit qu’elle n’y retournera jamais, qu’elle vient d’essayer, qu’elle a tenu deux jours. Et je comprends soudain qu’elle préférerait mourir, à l’image de cette autre femme, filmée en juin 1968 en un plan-séquence de neuf minutes, qui opposait son corps de roseau à la violence d’un mouvement contraire, celui de la reprise du travail aux usines Wonder. Elle aussi criait qu’elle y foutrait plus les pieds dans cette taule. En moi, ces deux visages se superposent et ce que j’y lis dépasse de loin la peur ; il faut ici parler d’effroi, de cette frayeur particulière de ceux qui ont vu l’horreur. Par eux, dans leurs regards souvent épouvantés, j’accède enfin à la vision de cet enfer dont tous leurs témoignages me parlent ; par eux, et parce que les plans durent sans jamais faire diversion, le film m’ouvre au  hors-champ dont mon imagination reconstitue morceau par morceau les images manquantes, non sans tremblement.


Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés filme des corps sonnés d’en avoir trop bavé. Ils ont trop enduré, ils se sont tus trop longtemps faute de quelqu’un d’autre à qui parler. Il n’y a pas de parole possible sans écoute, sans que l’on sente face à soi un puissant désir d’écouter. Que peut alors le cinéma, sinon rompre la loi du silence (ou du trop-plein sonore encouragé par la télé, ce qui revient au même tant il s’agit toujours de ne rien faire entendre) en offrant modestement d’être là pour aménager chaque plan en une cellule d’écoute ?

La sobriété du dispositif mis en place par Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil - cadre fixe et caméra sur pied sans la moindre variété d’angle, soit le cinéma dans son plus simple appareil – possède cette vertu d’encourager la parole sans jamais la forcer ni l’ensevelir sous les effets de signature. Car si les cinéastes s’effacent en tant qu’auteurs – c’est là le prix qu’il leur faut payer -, ils apparaissent en revanche présences proches, tendues à l’extrême vers ce qui se dit, comme une première promesse d’ouverture. C’est ce que comprend instantanément cet ancien directeur d’agence bancaire, anéanti lui aussi, qui, ne retrouvant plus la date de l’adoption de son fils, l’année de la coupe du monde de football, demande au cinéaste de lui rafraîchir la mémoire, comme il s’adressera ensuite au caméraman pour qu’il coupe au montage ses excès de langage.

Ce dialogue, l’un des rares moments drôles du film, peut sembler peu de choses, mais il signifie le début d’un échange, un déplacement, une transformation timide de la donne de départ et par voie de conséquence une possible sortie de l’isolement. Il rappelle que filmer revient toujours à décloisonner, ouvrant à d’autres espaces, introduisant le tiers filmant comme annonciation d’un autre à venir, communément appelé spectateur. À la logique de la séparation, marque de fabrique du Capital, le cinéma répond toujours par la suture et le raccord. Or c’est bien en raccordant dans le même film des mémoires personnelles qui jusqu’alors se pensaient isolées que Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil parviennent à dire l’histoire commune, comme un premier antidote à la fatalité du Marché.

Patrick Leboutte

article paru dans Télérama n° 2926 du 11 au 17 février 2006

Un documentaire magistral, dénonciation accablante
des souffrances endurées au travail.
Elle parle vite comme pour fuir un danger et s’en excuse. Â« Mon corps s’est adapté au rythme de la machine du travail…Ca m’énerve chez moi quand tout le monde ne bouge pas aussi vite que moi.(…) je suis devenue une machine. Â» C’est Mme Alaoui, ouvrière à la chaîne depuis l’âge de 17 ans. Elle déballe sa souffrance et quelqu’un – une psychologue – l’écoute. Enfin. C’est une consultation, dans un hôpital. Mme Alaoui n’en peut plus : elle raconte les cadences infernales, les réductions du personnel, l’exigence de rendement croissant. Et surtout la peur, la solidarité qui n’est plus, l’isolement de chacun. On boit ses paroles précipitées, on est frappé par leur portée collective et l’on pressent très vite que ce film modeste sera une date.

Marqués par un livre de Christophe Dejours, Souffrance en France (lire Télérama n°2505), qui analysait « la banalisation du mal dans le travail Â», Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil ont décidé d’agir à leur tour, avec leurs outils à eux. Ceux qui s’étaient déjà distingués avec Pardevant notaire (1999) et Arbres (2001) ont installé leur caméra dans un cabinet médical pour filmer les consultations de personnes malades de leur travail et qui, un jour, ont craqué. Sur les trente-sept patients rencontrés, quatre seulement ont été gardés au montage. Et ce qu’ils disent fait froid dans le dos.
Outre Mme Alaoui, il y a un directeur d’agence qui a « pété les plombs Â» à la suite d’une pression trop forte, une aide-soignante rabaissée à passer la serpillière en silence, une gérante de magasin rétrogradée en manutentionnaire.

Malgré les différences de professions et de statuts, une souffrance commune se fait jour. Elle se traduit par des arrêts maladies répétés, dus à des pathologies physiques (douleur au dos) mais surtout psychiques (dépression). Tous sont atteints psychologiquement, tous sont blessés et humiliés. Ce sont les victimes d’une guerre dévastatrice qui ne dit pas son nom, celle du néolibéralisme. Guerre économique fondée sur un nouveau productivisme sauvage qui modifie en profondeur une organisation du travail de plus en plus désordonnée.


Un fléau sévit et personne ne dit rien. Sauf ici. C’est un grand soulagement que procure ce film d â€˜Ã©coute. Pas n’importe quelle écoute, celle là est « risquée Â», comme le dira un moment un praticien. Cela signifie que rien n’est sûr, que les solutions sont difficiles, bref qu’il faut un certain courage,aux patients comme aux médecins, pour affronter le mal en cours. Et le regarder en face, sans faillir à l’instar du dispositif sobre mais attentif mis en place par les deux réalisateurs.


On parle beaucoup de crise de l’emploi en masquant souvent celle du travail. Avec la menace du licenciement qui plane vient la soumission, l’intimidation, le chantage ou le harcèlement. Ce qui domine ici, c’est bien l’angoisse, parfois même l’effroi. Lorsque le médecin demande à la gérante si elle souhaite retourner au magasin, sa réponse est une supplication paniquée : « oh, non, non, non ! Â» « Ca va nous coûter la vie Â», dit aussi Mme Alaoui. Les quatre reviennent d’un enfer et ne veulent pas y retourner. Le système n’épargne personne, pas même ceux qui font honneur au travail. De là le mot réconfortant du praticien à la gérante du magasin – « Il n’y a pas de culpabilité à avoir. C’est vous  qui êtes porteuse d’une histoire et de valeurs qui ne sont plus en accord avec celles de vos supérieurs Â».

Valeur, morale, reconnaissance, autant de mots étrangers à la logique de la rentabilité à tout crin qui n’implique plus d’être entreprenant mais agressif, non plus consciencieux mais tueur, et, ce au prix d’une solitude terrible. Sur les ravages du chacun pour soi dans le monde du travail, sur la paranoïa alimentée par des grilles d’évaluation dignes de l’espionnage, sur le consentement passif, le film est d’autant plus parlant qu’il interpelle et implique tout le monde. Pas de regards surplombant de juge ou de justicier, ici, mais un véritable questionnement directement débattu dans l’épilogue intitulé « Viatique Â», sorte de table ronde animée par Christophe Dejours et réunissant les trois praticiens vus auparavant. Oû l’on apprend entre autres, comment ces médecins ou ces psychologues se sont entraidés et constitués en réseau pour répondre à une détresse croissante qui ne rentrait pas dans les tableaux clinique habituels.

Le travail permet à chacun de se construire, de se forger une identité, une dignité. C’est cette fonction même qui apparaît ici gravement dénaturée, rendant vulnérable chaque travailleur, de l’ouvrier au patron. Si les vrais films politiques son plus rares qu’on ne le dit, celui-là en est un : tout en pointant l’absence cruelle de débat public, ils ne mouraient pas tous…soulève énormément de questions qui sont à la fois d’ordre social, juridique, économique et même philosophique.

Jacques Morice

article paru dans les Inrockuptibles n°532 du 8 au 14 février 2006

l’immonde du travail

Un documentaire passionnant, intelligent et salvateur sur la souffrance au travail.
Il y a quelque chose d’extrêmement cohérent dans le projet de Bruneau et Roudil, déjà auteurs d’un beau documentaire sur les notaires, Pardevant notaire. Cohérence qui tient aux partis pris de mise en scène, rigoureux et modestes, qui se mettent à l’unisson de leur sujet.
Ils ne mouraient pas tous…, inspiré par le livre de Christophe Dejours, Souffrance en France, est divisé en deux parties.

Dans la première nous assistons à quatre entretiens individuels, filmés en plan fixe, entre un représentant du corps médical (psychologue ou médecin) et un homme ou une femme malade de son travail. Nous voyons et surtout entendons ainsi une ouvrière à la chaîne, un directeur d’agence, une aide-soignante et une gérante de magasin raconter pourquoi ils en sont venus à ne plus supporter leur travail et la pression exercée sur eux par celui-ci et par ceux qui les dirigent. Quatre entretiens bouleversants représentatifs de ce qu’est devenu le monde de l’entreprise, sans que quiconque s’en offusque plus que cela.

Dans la seconde partie intitulée « Viatique Â», les trois professionnels que nous avons vus précédemment (qui tiennent des consultations à Nanterre, Garches et Créteil) se trouvent réunis en compagnie d’une quatrième personne, qui vient tirer avec eux les conclusions théoriques des entretiens. Qui est elle ? On ne l’apprendra que à la toute fin, dans le générique. C’est là l’un des détails de la mise en scène qui fait la qualité du film : ce n’est pas le nom ou la personnalité de ces quatre professionnels qui parlent qui compte, mais ce qu’ils pensent, disent et font.

Et ce qu’ils disent, c’est que dans le monde du travail, chacun, désormais, individuellement, a peur, que le chômage a créé une arme nouvelle (la crainte du licenciement), qui pousse les salariés à accepter l’inacceptable, d’abord pour les autres, ensuite pour soi. Jusqu’au jour où… Ils disent aussi, notamment, que les conditions de travail ne sont sans doute pas pire qu’autrefois, mais que la seule force qui pouvait naguère s’opposer à la pénibilité, à la pression psychologique, la solidarité entre les salariés, a disparu. A ce moment là du film, il y a quelque chose de fort qui passe : un espoir. Car on ressent alors fortement que ces quatre individus qui parlent de la souffrance des autres ont, eux, réussi à créer un réseau, à tisser des liens, par et grâce au travail. Tout n’est pas perdu.

Jean-Baptiste Morain

article paru dans Télérama n°2929 du 4 au 10 mars 2006

Un documentaire sur la violence au travail libère la parole
On avait pas vu ça depuis longtemps : un film politique aux vertus thérapeutiques, un film qui soulage. De quoi donc ? De la souffrance au travail, fléau qui n’épargne plus grand monde. D’où le titre, emprunté à La Fontaine, de ce documentaire vital qu’est Ils ne mouraient pas tous mais tous  étaient frappés (lire la critique dans Télérama n°2926), consultations médicales d’hommes et de femmes pressés comme des citrons et qui un jour ont craqué.
Son franc succès en salles, à la petite échelle qui est la sienne – seulement onze copies circulent en France -, est une excellente nouvelle. A Paris, Strasbourg, Dijon ou encore Marseille, on refuse du monde et pas mal de séances finissent sous les applaudissements.
Surtout ce « film-outil Â», comme aiment à le désigner ses deux réalisateurs, libère la parole.


Susciter le débat public, c’était justement le vÅ“u le plus cher de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil, qui se font un plaisir d’aller à la rencontre de leur public : « On est frappés, raconte Marc-Antoine Roudil par la qualité d’écoute des spectateurs et leur envie de s’exprimer à leur tour. Avec Sophie au moment de la réalisation, on avait craint un moment d’avoir été trop exigeants. Or j’ai l’impression que c’est justement cette liberté accordée à la parole qui plaît tant. Cela redonne une confiance incroyable dans le cinéma ». Quant à la table ronde animée par le psychiatre Christophe Dejours, incluse à la fin du documentaire comme « viatique Â», elle fait aussi l’unanimité. Au cours des débats « d’après-projection Â», infirmières, enseignants, ingénieurs, artisans, tout le monde y va de sa petite histoire pour témoigner ou cerner les ravages d’une souffrance taboue, scandaleusement occultée par les politiques. « Beaucoup de gens nous appellent pour nous dire que ce film parle d’eux, explique la distributrice Sophie Clément de Bodega Films. On reçoit aussi des demandes pour le projeter au sein des CE. Les exploitants après avoir jugé le film trop austère, se réveillent. On a des réservations prévues jusqu’en juin ! Â» La belle aventure de ce doux brûlot, sans dogmatisme aucun, ne fait donc que commencer.

Jacques Morice

article paru dans Positif n°540 février 2006

Reposant sur une série d’entretiens, la force de ils ne mouraient pas tous tient à sa capacité à placer le spectateur dans une position d’écoute attentive. C’est à un flot de paroles, et de souffrances, que celui-ci est exposé. Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil filment des faces à faces entre médecins et malades.

Pas n’importe quel type de malade, des victimes du travail ! Ils sont quatre (ouvrière à la chaîne, directeur d’agence, aide-soignante, gérante de magasin) à livrer leur calvaire à la caméra. Du corps transformé en machine au harcèlement moral, en passant par les brimades et les menaces. Ils ne mouraient pas tous… n’est pas un simple documentaire militant de plus sur l’aliénation en général due au travail. D’ailleurs ce n’est pas un film contre le travail, preuve en est l’épanouissement passé dans leurs emplois des personnes venant consulter. Il s’agit plutôt pour les réalisateurs de montrer une évolution récente et très préoccupante des conditions de travail en France.


Par-delà la diversité des situations, les témoignages se rejoignent en effet pour révéler un même mal qui ronge toute la population active, difficile à résumer en quelques mots, mais qui doit beaucoup à l’apparition de nouvelles techniques de management basées sur la peur. « Dans les années 2000, la France a peur au travail Â» semblent vouloir dire les professionnels de santé réunis dans la séquence finale. « Film outil Â» cherchant à nourrir le débat et la réflexion, ils ne mouraient pas tous, face à ces êtres broyés, suscite avant tout l’abattement. Malgré cela, allez le voir, c’est un bel et rare exemple de cinéma qui fait Å“uvre de salubrité publique.

Matthieu Darras

article paru dans Le Monde du 8 février 2006

Dans le secret d’un cabinet médical, quelques vérités sur le travail.

Le travail rend-il malade ? Il n’est qu’à regarder Ils ne mouraient pas tous, documentaire coréalisé par le cinéaste Marc-Antoine Roudil et l’anthropologue Sophie Bruneau pour s’en convaincre, jusqu’à l’effroi. Sa démonstration procède d’une simplicité qui la rend d’autant plus efficace : quatre entretiens, enregistrés dans des consultations spécialisées mises en place depuis 1995 dans divers hôpitaux de la région parisienne, suivis d’une discussion de fond entre les cliniciens affectés à cette nouvelle discipline.

On y voit successivement une ouvrière à la chaîne, un directeur d’agence commerciale, une employée de maison de retraite et une vendeuse récemment licenciée dire ce que l’on entend nulle part ailleurs : que leur travail les rend physiquement malades, que les efforts, le rythme de la productivité et la discipline qu’on requiert de leur personne sont proprement insoutenables, inhumains.

Ces témoins dont la parole ne peut-être entendue sur leur lieu de travail échouent, de plus en plus nombreux, dans ces consultations, en proie à divers symptômes invalidants, depuis la somatisation pathologique jusqu’à la dépression nerveuse. La passionnante discussion qui suit ces entretiens et qui réunit deux médecins, une psychologue et un psychanalyste atteste tout à la fois l’ampleur prise récemment par ce phénomène et le nouveau champ de compétences interdisciplinaires qu’il requiert.

Elle éclaire plus encore sur le fonctionnement particulièrement pervers et destructeur des nouvelles formes d’organisation du travail mise à jour par ces cliniciens. Course au profit et à la rentabilité, mise en place par des standards de travail permettant de contrôler la productivité des salariés, encouragement de la concurrence entre employés pour un même champ de compétences, création d’un système d’évaluation et de surveillance mutuelles.

Tout est fait ici pour briser toute forme de solidarité et de résistance collective à la logique de profit de l’entreprise, pour réduire l’individu à la solitude et au consentement, quitte, au besoin, à le briser d’autant plus qu’il renâcle. Vieilles méthodes politiques de gouvernement, mais raffinées et exercées désormais sans même la piètre excuse du bien public mais au nom de la seule et toute puissante logique du profit, et bel et bien au détriment cette fois, inavoué et inavouable, de la chose publique (le coût humain et économique des arrêts maladies).
Un film utile et édifiant.

Jacques Mandelbaum

article paru dans Images documentaires 71/72-juin 2011

Une nouvelle peste : la souffrance au travail
A propos de "Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés",
de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil

En 1998 paraît au Seuil, dans la collection "l'histoire immédiate", Souffrance en France du psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours. Le livre, qui a pour titre"la banalisation de l'injustice sociale" et qui aborde sous un angle singulier les nouvelles pathologies engendrées par le travail, recueille un écho incontestable, de même que celui de Marie-France Hirigoyen, Le harcèlement, la violence perverse au quotidien (Syros), publié la même année, dont une partie seulement est consacrée au travail, mais qui sera à l'origine de l'inscription dans le Code du travail, en 2002 d'un article sanctionnant le harcèlement moral.
Le livre de Christophe Dejours marque suffisamment les réalisateurs Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil pour qu'il suscite en eux un désir de cinéastes et soit à l'origine d'un documentaire, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, sorti sur les écrans en février 2006, titre emprunté à Jean de la Fontaine pour évoquer une peste contemporaine. Souffrance en France n'était pas le seul livre, ni le premier, à aborder les conséquences sur les individus des nouvelles organisations du travail instaurées dans les années 1980 ; mais la force qui caractérise son propos et sa facture qu'on retrouve jusque dans son titre, n'hésitant pas à jouer sur une allitération audacieuse avec le mot ", "France" a participé pleinement aux premières prises de conscience du problème au-delà du cercle des spécialistes. Sa lecture, encore aujourd'hui, laisse difficilement indifférent.
Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés n'est cependant pas une adaptation du livre de Christophe Dejours ; il n'en est pas une mise en image comme, par exemple, Mon oncle d'Amérique réalisé par Alain Resnais en 1980, qui illustre par de petits récits fictionnels des situations décrites et analysés par le biologiste Henri Laborit. Les accointances entre Souffrance en France et Ils ne mouraient pas tous… sont particulièrement fortes dans la dernière partie du film, où Christophe Dejours apparaît en personne, et développe quelques idées issues directement de son livre. Mais auparavant, les quatre cinquièmes du film se situent dans l'écoute de paroles singulières de travailleurs souffrants alors que le livre se place sur un plan théorique, tout en s'appuyant sur "des recherches empiriques commencées depuis vingt-cinq ans". Ainsi on peut dire que le livre de Christophe Dejours a conduit conduit Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil à élaborer un projet cinématographique vers ce qui le précède : l'écoute de cas, sans bien sûr l'appareil méthodologique qui caractérise une enquête scientifique. Ils ne mouraient pas tous… s'échappe, par là, du livre et s'éloigne de ce qu'il aurait pu être sous sa trop forte obédience: un film à thèse.
Le choix des cinéastes était contraint par une impossibilité, une invisibilité. Dès l'ouverture du film un carton la signale : "La souffrance subjective de ceux qui travaillent est invisible sur les lieux mêmes du travail." La souffrance "subjective" c'est à dire celle qui ne s'objective pas sous forme d'accidents ou de maladies organiques. Cette phrase renvoie plus largement à cette épineuse question : comment filmer le travail ? On connaît la première difficulté, souvent rédhibitoire : les fortes réticences ou le refus des entreprises de voir caméras et micros s'installer dans leurs établissements. Mais une fois cet obstacle-là dépassé, le piège de l'image édifiante reste entier. Par exemple montrer des ouvriers sur une chaîne de production automobile en train de répéter indéfiniment les mêmes gestes induit l'idée de la capacité de résistance requise, et donc de leurs "coups de mou" probables. Mais, dans le même temps, on éprouvera beaucoup de mal à expurger de cette image sa dimension apologétique de la fabrication et de la performance, due précisément à l'endurance des ouvriers et à l'efficacité de leurs opérations, qui permettent de voir, avant et après celles-ci, les véhicules en montage prendre forme. Les films de propagande productiviste ont usé jusqu'à plus soif de ce motif. Que seul le génie comique peut détourner-Chaplin bien sûr, dans les Temps modernes - ou une puissante ironie - la séquence de La Salamandre, d'Alain Tanner, où Bulle Ogier enfile la chair à saucisse dans des condoms comestibles -, ces prises de distance étant autorisées par la reconstitution fictionnelle.
Pour filmer la souffrance au travail en "cinéma direct", sans commentaire explicatif et surplombant, mais en tentant de l'objectiver, il faudrait en outre que la caméra capte le moment où le contremaître a une parole humiliante, où le salarié en difficulté avec sa hiérarchie se voit confier par ses collègues qu'ils sont d'accord avec lui mais qu'ils ne peuvent le soutenir, où une direction traite comme un pestiféré un cadre qui n'a pas pas rempli ces objectifs… Paroles ou conduites délicates à assumer devant une caméra et qui, de toute façon poseraient, si elles étaient enregistrées, d'importantes questions éthiques au filmeur.
Mais revenons au carton introductif, et reprenons sa lecture, qui expose clairement le cadre dans lequel le tournage du film s'est inscrit : " La souffrance subjective de ceux qui travaillent est invisible sur les lieux mêmes du travail. Pour en témoigner nous avons filmé dans l'intimité de plusieurs consultations spécialisées "Souffrance et travail" dont la première a été ouverte en 1995. Chaque semaine, dans trois hôpitaux publics de la région parisienne, trois cliniciens reçoivent des femmes et des hommes malades de leur travail. Ils écoutent leurs souffrances et tentent de comprendre les causes, de traiter les conséquences."Le témoignage, donc, comme substitut à ce qui ne peut se filmer directement, mais aussi l'écoute de ce témoignage, dont l'importance est immédiatement soulignée, et qui est aussi un des sujets de Ils ne mouraient pas tous…
Trente-sept personnes ont acceptées d'être filmées. Les cinéastes en ont retenu quatre, avec cette préoccupation de retrouver "la diversité professionnelle et la complémentarité des situations" : trois femmes, un homme. La première est la seule à travailler dans le secteur primaire, à la chaîne, elle visse des couvercles sur des pots ; le second est directeur d'une agence, probablement d'assurance, la troisième est femme de ménage dans une maison de retraite à qui on a demandé de s'imposer aide-soignante, voire infirmière : la quatrième est gérante d'un magasin depuis dix-neuf ans. Il serait sans doute plus juste de mettre au passé l'activité de chacune de ces personnes, qui sont toutes, au moment de ces consultations, en arrêt maladie longue durée et qui ne supportent plus l'idée de recommencer ce qu'il faisaient là où ils le faisaient. Les "écoutants" sont les docteurs Marie-Christine Soula et Nicolas Sandret, et la psychologue et psychanalyste Marie Pezé.
Le dispositif filmique est austère - le plus souvent un plan général et fixe sur les deux protagonistes pris de profil, parfois un plan plus rapproché sur l'un des deux - mais concentre l'attention sur les mots prononcés, les silences, les visages, la gestuelle.
Cette austérité, cette quasi-froideur, qui exclut plans de coupe et gros plans, est aussi un parti pris éthique. Les cinéastes n'exploitent pas ce qui survient presque immanquablement chez ceux et celles dont la parole sur leurs souffrances était jusqu'alors interdite et qui peut grâce à ces rendez-vous thérapeutiques, enfin s'échapper : les regards embrumés et les larmes. En même temps, ce dépouillement préserve toute la charge de la violence subie dont les patients témoignent, et qui atteint ainsi le spectateur sans le filtre d'une mise en scène plus élaborée.
Chacune de ces rencontres tisse une histoire spécifique - même si l'un des cliniciens, à un moment donné, dit à une patiente pour qu'elle puisse relativiser son cas : "vous n'êtes pas la seule…" - et a sa propre intensité. L'ouvrière à la chaîne expose clairement le principe de l'humiliation dont elle a été la victime : les cadences ont été accélérées, on a dégraissé les effectifs et gardé les ouvrières les plus rapides désormais seules à leur poste. "On devient un robot" dit-elle. Mais parfois le robot humain s'enraye, ne peut plus suivre le rythme effréné. "Vous ne pouvez plus, raconte-t'-elle, mais le supérieur lui vous dit : vous ne voulez pas". Le dirigeant d'agence parle du stress insupportable du cadre dû à l'exigence toujours croissante de productivité.
"Ils ont inventé un système génial mais démoniaque, explique t'il à propos des instances décisionnelles, "le standard de travail". Vous avez ainsi tant de temps pour accomplir telle action commerciale. Le problème c'est que les durées n'ont cessé de diminuer". La perversité du système allant jusqu'à demander au cadre de fixer lui-même ses objectifs, qui ne peuvent évidemment stagner. Et cet homme à l'allure et à la voix faussement joviales, de raconter comment il prenait toue la pression sur lui pour l'épargner à son équipe - "je préfère agir avec humanité plutôt qu'avec autorité" dit-il sans l'ombre d'une forfanterie - jusqu'à ce qu'un jour, il s'effondre en pleurs dans son agence et rentre chez lui pour ne plus y revenir.
La femme de ménage investie aide-soignante par la direction d'une maison de retraite, qui a refusé de reconnaître l'accident du travail dont celle-ci a été victime et depuis se livre à un "acharnement" contre elle, décrit quelles en sont les répercussions non seulement dans son sommeil mais dans sa vie tout entière. Elle s'avoue irritable chez elle avec ses jeunes enfants, ce qui la mortifie, et incomprise par son mari. Enfin, la gérante d'un magasin depuis dix-neuf ans explique qu'elle a été reléguée sans explications par le propriétaire aux tâches les plus élémentaires. Cette quatrième séquence de consultation est certainement la plus visuelle (on oserait presque dire la plus spectaculaire) tant le corps ici en dit d'avantage que les mots prononcés. Alors que le médecin a un geste récurrent des deux mains comme s'il voulait décoincer, dénouer quelque chose, la patiente, en proie aux soupirs angoissés, garde les deux poings fermés, les jambes repliées sous sa chaise dans une tension nerveuse manifeste et incontrôlée. "Il y a un gros noeud" lâche-t-elle.
Les cliniciens, quant à eux, posent un nombre variable de questions, laissent entrevoir une empathie plus ou moins grande, mais n'affichent pas de savoir. Avant tout, ils accueillent cette parole blessée. Ils ne mouraient pas tous… renseigne, au passage, sur la précision avec laquelle ces patients, et en particulier les deux femmes qui sont au bas de l'échelle socio-professionnelle (l'ouvrière et la femme de ménage), décrivent le quotidien de leur travail et leurs affects. Cette parole blessée s'accompagne d'une intelligence du verbe et de certaines figures de style, comme la métaphore, éclairantes.
Une ultime séquence vient ponctuer la série des quatre consultations. Elle seule porte un titre "Viatique". Le choix de ce mot n'est pas indifférent dans un film sur la souffrance. Le dictionnaire lui donne pour signification : "soutien, secours indispensable". Mais Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil pensent davantage au spectateur lorsqu'ils choisissent ce titre qui sous-entend qu'à ce stade, le film doit apporter un éclairage sur ce qu'il vient de montrer. Cette attention au spectateur était déjà visible dès l'ouverture, où les cinéastes ont placé une séquence dans laquelle le Dr Soula, plein cadre et seule au téléphone, fait un résumé à son interlocuteur du cas de la personne qu'elle vient de voir, et ou elle relie clairement l'émergence de ses troubles de la santé et une nouvelle organisation du travail qui lui a imposé de modifier ses critères d'auto-évaluation.
"C'est relativement typique" commente t'elle.
Tout de même, on peut s'interroger sur la nécessité de cette dernière séquence, qui donne la prééminence aux discours - aux hypothèses théoriques de Christophe Dejours -, et non plus à la parole.
Rappelons que le spectateur de 2006 était beaucoup moins sensibilisé à la question de la souffrance au travail et à ses causes qu'aujourd'hui. Si, comme nous le disions plus haut, Souffrance en France a permis dès 1998, à ce que la gravité du problème saisisse les consciences au-delà de le communauté scientifique, le sujet restait encore difficile à poser sur la place publique, et était totalement tabou dans le monde de l'entreprise. Il a fallu notamment la multiplication, depuis 2009, des suicides chez France Telecom, qui font hélas, encore l'actualité, un certain nombre de débats médiatiques et de rapports institutionnels, une prise en compte du problème par des syndicats jusque-là rétifs à intégrer la souffrance subjective et individuelle dans leur vision du travail, plusieurs livres et quelques autres films comme la série documentaire de Jean-Robert Viallet diffusée sur Arte à l'Automne 2010, La mise à mort du travail, pour que la question commence aujourd'hui à être considérée avec sérieux et à se diffuser dans l'opinion publique. Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés fait donc figure de film pionnier. Voilà, sans aucun doute, une des raisons qui ont amené les réalisateurs à concevoir cette surprenante dernière partie.
On retrouve dans "Viatique", les trois cliniciens cette fois-ci réunis. Ils sont en grande conversation avec Christophe Dejours autour d'une grande table, et dans une pièce nue, laissant, là encore, toute la place à la discussion. Le dispositif de filmage, qui s'appuie sur la possibilité d'un travelling demi-circulaire, exclut toue ambiguïté quant à la position des intervenants : les trois cliniciens sont disposés autour de l'auteur de Souffrance en France. Celui-ci est le plus souvent au centre de l'image, de profil, mais surtout de face, Marie-Christine Soula et Nicolas Sandret sont de profil ou de trois-quarts dos, tandis que Marie Pezé est quasiment de face, mais en fond de scène. Si le débat s'ouvre sur les exigences professionnelles que réclament, de le part des trois cliniciens, la nature de leurs consultations, rapidement, les idées-forces dont on discute sont émises par Christophe Dejours, et c'est lui qui aura la parole conclusive. Il n'y a aucun doute: le film assume la parole du sachant (ou du sachant supérieur) occupée par Christophe Dejours.
Il faut probablement y voir une forme d'hommage le psychiatre étant après tout l'inspirateur de ce film.
Un hommage en toute liberté car, encore une fois, si Ils ne mouraient pas tous… fait résonner les thèses de Christophe Dejours, il ne les met pas en images. Si tel était le cas, la forme du film serait différente, une voix off aurait balisé le propos, le spectateur aurait été guidé et non pas laissé libre face aux témoignages qui précèdent. Mais il y a mieux : cette fin renforce la structure dramatique du film. Car les thèses émises par Christophe Dejours ne sont pas seulement des clés d'explications possibles. Ce sont de véritables bâtons de dynamite, même encore aujourd'hui, cinq ans après la sortie du film, autant par leur radicalité, leur audace, que par les conséquences politiques qu'elles induisent. La caution scientifique de renom qui les autorise ne leur enlève nullement leur puissance subversive. Autour de cette table où quatre personnes raisonnables discutent calmement, c'est l'odeur de la poudre qu'on respire.
Passons sur les thèses qui font d'emblée consensus auprès des trois autres cliniciens : l'évaluation du travail n'a pas de sens ; mais les systèmes d'évaluation généralisés garantissent l'individualisation des travailleurs, les mettent en conflit les uns avec les autres, annihilent les solidarités ; ceux-ci se retrouvent ainsi toujours plus isolés, et donc plus fragilisés. Et arrêtons-nous sur la plus discutée : à ce système destructeur, les travailleurs tenus pas la peur, apportent leur consentement, au moins passivement, jusqu'à ce qu'il en soient à leur tour les victimes. Une idée, qui rétrospectivement, raisonne avec certains des propos tenus par les patients, au cours du film, sur les collègues taiseux, voire opportunistes. Dans son livre, Christophe Dejours, se sert même de l'analogie avec le régime nazi et la personne d'Eichmann pour théoriser "la banalisation du mal". Il ne va pas si loin dans le film. Une telle audace théorique serait-elle d'ailleurs audible en quelques mots sans le développement argumentatif que permet le livre? Reste un "viatique" explosif dont le spectateur de Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés peut faire son miel. Et la figure d'un savant d'aujourd'hui, Christophe Dejours, dont le film met en relief les positions critiques qui légitiment les stratégies de résistance. A sa manière, Ils ne mouraient pas tous… revitalise la fonction de l'intellectuel, trop souvent "trahie" hélas, et dont Edward Saïd, dans Des intellectuels et du pouvoir (Seuil 1996), définissait le rôle comme celui étant de "poser publiquement les questions qui dérangent, d'affronter l'orthodoxie et le dogme (et non les produire), d'être quelqu'un qui n'est pas enrôlable à volonté par tel gouvernement ou telle entreprise, et dont la raison d'être est de représenter toutes les personnes et tous les problèmes systématiquement oubliés ou laissés pour compte".

Christophe Kantcheff

Signelazer