Douze personnes racontent puis interprètent le souvenir d’un rêve de travail. Ces âmes que l’on malmène décrivent, de façon poétique et politique, leur souffrance subjective au travail. Petit à petit, les rêveurs et leurs rêves font le portrait d’un monde dominé par le capitalisme néolibéral.
2017 / 63’ / 16/9 / couleur / Dolby stéréo 5.1
supports d’exploitation : DCP, Digital, Blu-Ray
VO FR / ST EN
assistante réalisation : Chloé Malcotti
prise de vue : Johan Legraie, Hichame Alaouié, Pierre Choqueux, Maxime Fuhrer
prise de son : Ludovic Van Pachterbeke, Corinne Dubien, Marc-Antoine Roudil, Sophie Bruneau, Fabrice Osinski
montage image : Philippe Boucq
montage son : Valène Leroy
mixage : Aline Gavroy
étalonnage : Michaël Cinquin
bruitage : Philippe Van Leer
producteurs délégués : Sophie Bruneau, Sébastien Andres
une production alter ego films et Michigan Films en coproduction avec la RTBF, ARTE G.E.I.E., le CBA, le Fresnoy, avec l’aide du Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles, du VAF, et le soutien de la bourse brouillon d'un rêve de la Scam.
Première mondiale du film vendredi 23 mars 2018 au 40ème Festival du Cinéma du Réel à Paris - France
Sortie salles en Belgique le 12 septembre 2018
Diffusions RTBF et ARTE (La Lucarne)
ISAN 0000-0004-AD1A-0000-N-0000-0000-5
Contact promotion et diffusion :
CBA Centre de l’audiovisuel à Bruxelles
19F, avenue des Arts
1000 Bruxelles
promo@cbadoc.be
www.doc-cba.be
tél. :+32 2 227 22 34
40ème Festival du Cinéma du Réel 2018 - Paris- France (compétition internationale - Prix des bibliothèques)
Festival Millenium 2018 - Bruxelles - Belgique
15th Crossing Europe Film Festival Linz 2018 - Autriche
Dok.fest München 2018 - Allemagne (compétition internationale)
Prvo pa Zensko 6 2018 - Skopje - Macédoine
États généraux du film documentaire 2018 - Lussas - France
MARFICI 2018 - Mar del Plata - Argentine (compétition internationale - Prix du meilleur film documentaire)
Perugia PerSo Film Festival 2018 (compétition internationale - Mention du jury)
Festival Images Mouvementées - Paris - France
Vancouver International Film Festival VIFF 37th
Dok film wockz Berlin 2018
FIFF Namur - Belgique
Terra Nostra - Sainte-Croix - France
Festival des Droits de l'Homme - Lugano - Suisse
Intervalos 2018 Museo Reina Sofia - Madrid - Espagne
Bobines sociales 2019 - Paris - France
Festival Filmer le Travail 2019 - Poitiers - France
Rencontres Images Mentales - Bruxelles - Belgique
Dokumentarfilmwoche - Hamburg - Allemagne
Semaines de la Folie Ordinaire - Paris - France
Festival international de Films de Femmes - Créteil - France
Tenemos Que Ver - Uruguay (CI - Mention spéciale)
Festival Les Rencontres du Réel 2020 - France
Festival Échosci Échoslà 14e édition - 2021 - France
Prix du public les Yeux du doc (3e édition/BPI) - 2022 - France
Le rêve serait-il la voie royale d’accès à la connaissance du capitalisme ? Christophe DEJOURS*
« Rêver sous le capitalisme » est un film exceptionnel. Il est bâti sur un paradoxe : le pouvoir extraordinaire du cinéma, en effet, c’est de montrer des images animées. Et le rêve est avant tout un enchaînement d’images (sauf dans les cas rares où le rêve se réduit à une parole ou à des bruits). Or dans ce film Sophie Bruneau ne met pas en images les rêves qui lui on été rapportés. Elle respecte au contraire la caractéristique fondamentale du rêve : c’est qu’un rêve ne peut pas se montrer. Seul le rêveur peut voir son rêve, jamais personne d’autre que lui ne pourra le voir. Le rêve, définitivement, n’appartient pas au monde visible, parce qu’il appartient irréductiblement au monde subjectif. Images il est, invisible il demeure. Et quand on dit que seul le rêveur voit son rêve, c’est encore excessif: lui-même ne peut le voir qu’une seule fois, chaque réminiscence ultérieure le déforme, et il a de surcroît une fâcheuse tendance à se perdre, à s’estomper, à s’effacer. Comment peut-on seulement faire un film sur une matière invisible ? C’est pourtant le défi de cette œuvre.
La seule dimension accessible du rêve, c’est le récit qui en est fait par le rêveur. Ce film porte donc sur une matière non filmique : la parole, celle du rêveur. Et Sophie Bruneau a réussi à faire du cinéma sur de la parole, celle qui s’efforce de dire l’expérience subjective et invisible d’un rêve. De facto, elle renverse le dispositif cinématographique, puisqu’elle se sert du film pour convoquer le spectateur à un travail d’écoute, ce qui est fort déconcertant, à l’entrée du film. Peu à peu, pourtant, on est emporté par cet exercice, grâce à un maniement très particulier des plans fixes, sur des décors dont l’apparente banalité est énigmatique, alternant avec des séquences où l’on voit le rêveur racontant son rêve, et surtout parlant de son rêve.
« Sous le capitalisme » ? Qu’est-ce à dire ? Il y a un pré-supposé dans ce film : le capitalisme, dans un rêve, s’attrape par la voie du travail, en tant que le travail, lui aussi, est pour l’essentiel invisible. Car ce qui du travail appartient au monde visible, précisément, n’est jamais montré dans le film. Ce qu’il s’agit de saisir ici, ce n’est pas la partie visible de l’acte productif, mais la façon dont le rêveur se débat avec l’expérience subjective du travail, irréductiblement individuelle, cette expérience qu’impose à la subjectivité le fait de s’affronter aux difficultés du travail de production. Et c’est là que se situe la clef du film. Tous les rêves de ce film parlent du travail, et c’est en cela qu’ils disent en quoi consiste l’expérience du capitalisme. Je dis bien «expérience» du capitalisme. Il ne s’agit pas ici de rediscuter la question scientifique du travail comme opérateur d’intelligibilité du mode de production capitaliste. La question du film concerne la façon dont chaque subjectivité est affectée par le capitalisme. Et y répondre implique d’en passer par le travail vivant, parce que, comme le montre la clinique que Sophie Bruneau a étudiée dans un autre film (Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés), le travail ne se réduit pas au temps apparent de la production. Le travail vivant pénètre la subjectivité tout entière, il la mobilise au-delà de l’espace productif, il s’empare de la subjectivité jusque dans le hors-travail, jusque dans les insomnies, ...jusque dans les rêves. Les rêves de travail, c’est peut-être au plus profond de soi le lieu même où le capitalisme vient estampiller la subjectivité.
Le rêve serait-il la voie royale d’accès à la connaissance du capitalisme ? Plagier ainsi la maxime de Freud, ne peut qu’être une erreur. Le rêve de travail serait plutôt la voie royale d’accès à la connaissance des formes dans lesquelles le capitalisme se fait une place dans l’inconscient de nos contemporains.
« Rêver sous le capitalisme », à l’instar du livre de Charlotte Beradt – « Rêver sous le nazisme » - est un document qui dépasse ce dernier, parce que Sophie Bruneau a filmé le rêveur parlant de son rêve et parfois associant sur son rêve. C’est un matériel clinique extraordinaire, c’est un tour de force, car on ne sait pas le secret de la relation qu’il a fallu bâtir entre la réalisatrice et le rêveur pour parvenir à ce résultat. Il faut le souligner, on ne peut pas accéder au sens d’un rêve directement. Pour y parvenir il faut en passer par les associations qui viennent à l’esprit du rêveur quand il pense ou raconte son rêve. Grâce à tout ce matériel rassemblé par Sophie Bruneau où se révèlent non seulement les paroles du rêveur, mais aussi ses mimiques, sa gestique, et plus largement la façon dont il engage son corps pour livrer son récit du rêve, ses commentaires et ses associations, grâce à tout ce matériel clinique donc, le spectateur peut commencer à réfléchir, à penser, à s’interroger sur sa propre expérience subjective du capitalisme et pas seulement sur celle des rêveurs du film.
Je mets ici un terme à ce début de réflexion sur le film : là où, pour chaque spectateur, commencera le travail personnel d’analyse auquel Sophie Bruneau appelle en quelque sorte tous ceux qui se demandent comment notre vie psychique est travaillée, en profondeur, par le capitalisme.
(texte publié en mai 2017 dans le dossier de presse qui a accompagné la distribution du film)
*Christophe Dejours, psychiatre, psychanalyste, professeur au Conservatoire national des arts et métiers et directeur de recherche à l'Université Paris 5 René Descartes, spécialiste en psychodynamique du travail. Il est l'auteur notamment de "Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale." (1998)
En 2006, Sophie Bruneau, dans son documentaire Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, coréalisé avec Marc-Antoine Roudil, filmait des patients en arrêt de travail lors de leurs premières consultations en cellules de soutien. Le constat était clair. Augmentation de la charge de travail, humiliation quotidienne, cloisonnement des tâches : le travail s’ancrait dans les chairs jusqu’à calquer le rythme de la parole et des gestes sur celui de la machine, jusqu’à s’insinuer dans la vie familiale. Dans Rêver sous le capitalisme, la réalisatrice poursuit son sujet en observant, à travers le prisme des rêves, les dérives du monde du travail. La souffrance engendrée vient coloniser le seul espace de liberté restant. L’évasion onirique n’est plus permise. Les sévices sont les mêmes mais la forme a changé, elle a gagné du terrain.
Le mal a pris une tournure endémique. Il se vit seul, la nuit. Comme hier, les patrons sont parfois tyranniques, mais aujourd’hui, tous les liens sont malades. La contamination est générale. L’autre - le collègue, le directeur ou le patient - met en péril l’intégrité de chacun. Les rêves des travailleurs entraînent le spectateur dans le monde exsangue du capitalisme, hanté par des zombies, des cadavres, des êtres sans voix. Les bourreaux n’ont plus vraiment de visages, la menace est diffuse. L’oppression s’inscrit dans un lieu (un bureau), un bruit (le son d’une caisse automatique), un objet (une chaise). Une psyché collective apparaît, à l’image, comme une surface sensible où viendrait s’inscrire et se lire les marques d’un bouleversement actuel, d’une organisation du travail aliénante et pathogène.
Si la réalisatrice emprunte le matériau de prédilection du travail psychanalytique, son enquête s’apparente plus à la démarche sociologique. Une grille d’entretien, composée des mêmes questions jamais formulées à l’écran, et pourtant explicites, ressort de ces récits pluriels. Chaque intervenant se raconte, en deux temps. Il évoque un rêve et le rattache ensuite à sa souffrance au travail, passée ou présente. Ce dispositif empirique s’inspire de Rêver sous le IIIème Reich, oeuvre dans laquelle Charlotte Beradt a collecté de 1933 à 1939 la mémoire nocturne de plus de 300 personnes afin d’« enregistrer minutieusement, comme des sismographes, l’effet des événements politiques extérieurs à l’intérieur des hommes. » Charlotte Beradt parle d’une « entaille » laissée par ces rêves qui se caractérisent par leur limpidité : « Personne n’a à établir à la place du rêveur les relations entre son rêve et son existence ; il le fait lui-même dans son rêve ». Dans Rêver sous les capitalisme, les rêves, accumulés et juxtaposés, valent aussi comme stigmates. Les rêves traumatiques semblent n’être que contenu manifeste, sans stratagèmes de travestissement. Les symboles se décodent en lecture immédiate. Le rêve fait sens, puis s’éclaire plus précisément à la lumière de la description de l’univers professionnel du rêveur.
Sur douze rêveurs, trois sont filmés face caméra, sur leurs lieux de travail. Les autres sont désincarnés, seules leurs voix flottent dans l’image. En suspension, elles remplissent des cadres fixes et larges : des vues de ville, de bâtiments en chantier, de tours de verre et d’open spaces. Sophie Bruneau filme Bruxelles principalement de nuit, ou entre chien et loup. Le documentaire privilégie ces instants charnières, ces passages du jour à l’obscurité (et vice versa) où le modelé de la lumière transforme le plan imperceptiblement. La progression en temps réel de chaque fragment atteint ce seuil où le regard décroche et ne prend conscience du changement qu’à la fin. Les séquences s’emmêlent en une nuit blanche décousue : une aube naissante laisse place à un ciel d’encre. A cette temporalité discontinue s’ajoute le morcellement des lieux et des corps obtenu grâce aux jeux de réflexion sur les vitres. Effet de kaléidoscope renvoyant à l’éclatement de ces identités essorées. La transparence des immeubles dissout l’étanchéité nécessaire entre la sphère privée et publique. Les effets de superpositions des reflets confondent l’extérieur et l’intérieur. L’intime est envahi par le social. Tout comme les rêves sont colonisés par l’angoisse professionnelle et ne se distinguent parfois plus du réel. Ainsi cet homme dont le cauchemar n’est qu’une journée ordinaire, revécue heure par heure, durant son sommeil. Brouillant les pistes, le songe se confond avec le quotidien et perd le spectateur.
Cette traversée d’un espace-temps déconstruit, aux frontières poreuses, se coule dans la matrice des rêves en échappant à toute logique de causalité. La liberté associative du spectateur peut alors s’infiltrer entre la minutie des détails visuels et sonores et la voix off. Dans cet interstice se forme une caisse de résonance où les combinaisons analogiques propres enflent. La durée des plans autorise cette circulation poétique. Cette dérive de l’esprit reconstruit du sens, réexpérimente sur la base des récits livrés. Le rêve se développe en général sur trois temps : son expérience durant le sommeil, sa remémoration au réveil et sa verbalisation. Ici, il s’enrichit d’un quatrième : celui de la re-création. En recomposant, le spectateur ferme la boucle et revient à l’état initial du rêve.
Nous errons dans cet entre-monde, dans cette cité fantôme. La peur irrigue l’ensemble de ces narrations, aux accents souvent morbides de destruction, de perte, de dépossession. Et lorsque les rêveurs évoquent le sentiment d’inutilité suscité par des emplois vains, le spectateur voit leur désarroi se projeter sur les façades de bureaux vacants, désertés par la plupart des travailleurs rentrés chez eux. Le bureau vide perd de sa fonctionnalité. L’employé, lui, ne trouve plus sens à un labeur qui lui permettait pourtant de s’épanouir auparavant. Même les métiers d’aide semblent particulièrement touchés : le praticien se consume à l’image de ceux qu’il n’arrive pas à sauver. L’absence de ressources confine à la paralysie, voire à la régression. Ainsi la confession de l’employé sans cesse brimé par son ancien directeur ressemble à celle de l’enfant grondé et forcément fautif. Elle fait écho à l’analyse que fait le psychanalyste Bruno Bettelheim de Rêver sous le IIIème Reich. Sous la dictature, les rêveurs sont infantilisés jusque dans leur inconscient. Mais dans leurs songes, les enfants, eux, alternent les situations d’impuissance avec des prises de pouvoir. Si les rêves des adultes, sous la domination nazie, ne sont que persécution et absence de révolte franche, sous l’ère du capitalisme, l’assujettissement n’est pas encore complet. Certains rêveurs résistent, parfois avec brutalité. Leur inconscient distribue des coups, assassine. Car c’est le lieu de transgression, là où la censure n’a pas prise. L’humour, également, de certains conteurs fissure la chape, apporte les respirations subversives nécessaires aux narrations anxiogènes. Et même lorsque la terreur prime, le ressassement nocturne est aussi une manière de se débattre, de ne pas accepter. De toutes ces formes de luttes personnelles se dégagent des motifs récurrents, ceux d’une résistance globale à l’empoisonnement.
Sophie Bruneau renoue ainsi avec la conception du rêve dans l’antiquité grecque : le rêve est vu et non fait, il a vocation d’oracle pour le rêveur qui n’en est pas l’origine mais le récepteur. Dans Rêver sous le capitalisme, les rêves valent comme message. Leurs vertus cathartiques permettent de matérialiser les peurs, d’en faire un récit pour les tenir à distance. Le documentaire met en histoire ces rêves, il apprivoise les démons universels pour mieux les combattre. Ces cauchemars contemporains s’imposent comme la vision commune d’un dérèglement structural dangereux et non comme l’expression immanente de chaque personne. Ils dénoncent la limite franchie, celle de l’insupportable, à l’image de la douleur physique qui est le signal d’alarme du corps. L’apparition du cauchemar aura d’ailleurs été, pour bien des rêveurs, le déclenchement de leurs arrêts de travail. La ligne de force tracée par le film est une balise, elle souligne l’urgence d’une affection diffuse. A l’heure où le saccage des droits du travail se fait loi, l’épidémie risque de se propager plus encore. Le corps social va devoir contrer. Il lui faut se réveiller et secouer sa peur. Afin de se soigner au plus vite, s’il veut sauver sa peau.
Juliette Borel, publié sur Cinergie
Intérieur Nuit
« J'ai rêvé que j'arrivais dans mon bureau et qu'on avait muré la fenêtre qui me permettait de voir le ciel » : ces mots sont extraits de l'un des douze récits de rêves de travail filmés par Sophie Bruneau. D'autres rêves et d'autres situations témoignent d'une agression physique et sociale peut-être plus directe, mais ces paroles d'enfermement résument avec une force symbolique sans égale la violence qui s'acharne aujourd'hui sur les travailleuses et les travailleurs, quel que soit leur secteur d'activités.
En 2005 déjà , la réalisatrice avait consacré un film à la souffrance au travail, « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », où à travers des entretiens, s'établissait la relation entre la souffrance individuelle du patient et les nouvelles formes d'organisation du travail. Treize ans plus tard, Sophie Bruneau ressent la nécessité de revenir sur la thématique. Parce que dit-elle, « toutes les pratiques qui créaient des souffrances indues, et que l'on avait déjà pointées, se sont imposées et généralisées à tous les secteurs, le privé puis le public »2. Et puis, pour la réalisatrice, revenir sur une thématique implique aussi la recherche d'une nouvelle écriture. De ce point de vue, sa lecture du livre de Charlotte Beradt, « Rêver sous le 3e Reich » a été déterminante. On peut dire qu'elle est une des clefs du film. Dans les années 30 à Berlin, Beradt en recueillant les rêves de son entourage a montré combien ils étaient imprégnés par la barbarie nazie. « Ce travail extraordinaire réhabilite le rêve comme matériau anthropologique capable de dire l'époque, mais aussi de développer de nouvelles formes à partir de l'expérience subjective d'un environnement social » ajoute Sophie Bruneau. Les fondements théoriques du film étaient donc fixés. Il fallait encore déplacer le questionnement : « Que raconteraient les rêves de travail de notre époque ? » Restait — si l'on ose dire — à recueillir les récits des acteurs du travail qui (re)interprètent leurs rêves, à leur donner une forme et un statut et à inventer un langage cinématographique original basé sur deux conditions constitutives — et paradoxales — du film : la parole et le plan fixe. Un long travail d'approche, de repérage, de mise en confiance réciproque qui a duré plusieurs années sans compter ensuite celles du tournage, du tissage et du montage du film.
Les 12 récits de rêve qui constituent le film sont bien un moyen « de connaissance anthropologique » qui dépasse la composante psychanalytique pour ouvrir le champ politique. Face au travail contemporain, « les âmes sont malmenées jusqu'au plus intime de la sphère domestique ». Le harcèlement, les rythmes effrénés, la destruction intérieure, la perte de sens et la mort enfin peuplent les cauchemars des 12 témoins qui tous /toutes posent à un moment la question « à quoi je sers encore ? » Pour Sophie Bruneau « ces 12 témoignages portent la "vision nocturne" du monde : le système capitaliste néolibéral court à notre perte ».
Comme souvent, quand la maîtrise est là , la contrainte engendre un regard singulier et créateur de la réalisatrice. La plupart des raconteurs de rêve ne souhaitaient pas apparaitre à l'image. Dans le film, seuls trois d'entre eux sont « in », les neuf autres « off ». La démarche était risquée. Les pièges nombreux. Il fallait éviter à tout prix de choisir des images qui auraient illustré la parole de celles et ceux que l'on ne voit pas. Sophie Bruneau a choisi une voie radicale, une voie de pur cinéma qui suggère le hors champ et met le spectateur à la « bonne distance » des acteurs. Des plans larges et fixes (à l'exception d'un long travelling) qui embrassent des lieux de travail ou d'accès au travail. De l'aube au crépuscule, de nuit et de jour, mais dont curieusement personnellement je retiens la dominance d'une sorte d'« intérieur nuit » (la « vision nocturne »). Des tableaux dont le symbolisme n'exclut pas l'ancrage dans le réel et dont la poésie — cruelle — cohabite avec le politique. « Rêver sous le capitalisme » nous arrive à un moment crucial où en Belgique un gouvernement aggrave chaque jour un peu plus les conditions du travail. Mais c'est d'abord une oeuvre cinématographique exemplaire de maturité.
Hugues Le Paige
Quand le capitalisme travaille nos nuits : à propos de Rêver sous le capitalisme, de Sophie Bruneau
Bernard Lahire, Sociologue à l'ENS de Lyon, membre senior de l'Institut universitaire de France et auteur de L'Interprétation sociologique des rêves(Paris, La Découverte, Laboratoire des sciences sociales, 2018).
Du nazisme...
À partir de 1933, alors que le régime nazi vient de s'installer en Allemagne, une jeune journaliste (elle n'a alors que 26 ans), juive et membre du parti communiste allemand, Charlotte Pollack (née Aron), commence à recueillir les récits de rêves d'une série de ses compatriotes. Interdite d'exercer son métier de journaliste par le nouveau pouvoir, elle entend témoigner de ce que le nazisme fait psychiquement à celles et ceux qui en sont les victimes. Les récits de rêves qu'elle collecte montrent que la scène onirique est le théâtre de tous les sentiments de dépossession, de dépersonnalisation, d'humiliation, de soumission ou de culpabilité, mais aussi de fascination ou d'attraction ambivalentes ressenties à l'égard de l'autorité, liés à la progressive mise en place d'un pouvoir totalitaire. Les rêveuses et rêveurs s'imaginent écoutés au cœur même de leur espace privé par des autorités qui ont placé des microphones partout ; ils se voient scrutés dans leurs pensées les plus intimes et rêvent que les murs de leur appartement comme ceux des habitations voisines ont disparu ; surveillés en permanence, ils se sentent agressés par les hurlements de haut-parleurs, par des images et des slogans politiques ou des uniformes militaires ; enfin, paralysés par la peur ou l'angoisse, ils se rêvent souvent dociles, pliant devant l'autorité et se sentant comme soulagés de se voir adopter une attitude conformiste. Le rêve alerte et prévient du danger, autant qu'il intériorise et accepte la brutale réalité qui s'impose à lui.
Ce n'est qu'en 1966 que la journaliste désormais connue sous le nom de Charlotte Beradt, exilée aux États-Unis depuis 1939 avec son second mari, Martin Beradt (avocat et écrivain), publie ce recueil de rêves d'une valeur historique inestimable. Celui-ci témoigne du fait que la sphère politique envahit la subjectivité des citoyens et colonise l'intime, jusque dans les moments où l'être humain semble pourtant retiré de la société et de ses contraintes directes. Dans Rêver sous le iiieReich[1] , Beradt met entre parenthèses l'histoire personnelle des rêveurs. Elle ne met pas en relation les rêves avec des séries d'expériences individuelles, mais avec les caractéristiques politiques de l'époque de montée du nazisme. Pour elle, le rêveur porte un regard cru et lucide en décrivant « avec une exactitude et une subtilité dont il n'aurait pas été capable éveillé » le mécanisme de la « domination totale[2] ».
...au capitalisme
Avec son magnifique documentaire intitulé Rêver sous le capitalisme[3] , Sophie Bruneau s'inscrit un demi-siècle plus tard dans la droite ligne de la démarche de Charlotte Beradt, à qui elle dédie son film. La filiation n'est pas purement symbolique, mais touche aux intentions politiques et à la démarche mise en œuvre. Dans le film de Sophie Bruneau, anthropologue de formation[4] , qui construit depuis vingt-cinq ans une œuvre très cohérente[5] , ce n'est pas un régime politique dont la présence se fait sentir dans les récits de rêves, mais tout un système économique avec ses conséquences sur les conditions de travail et la nature des relations humaines.
Douze récits de rêves dits par douze personnes (sept femmes et cinq hommes), qu'on voit face caméra ou qui ont choisi l'anonymat, mettent en scène des situations liées au monde du travail qui sont souvent proches du cauchemar : des collègues transformés en morts-vivants et chassés par le rêveur à coup de pelle ; le « tic-tic » incessant et oppressant du scan des caisses d'un supermarché ; la fenêtre de son bureau qu'on découvre murée en arrivant un matin ; l'embarras d'avoir à s'occuper d'un cadavre confié par la médecine du travail et qu'on ramène dans sa famille le soir ; le récit très réaliste d'une journée de travail oppressante avec un ancien chef-despote très tatillon ; des collègues bandés comme des momies et le sentiment que l'on va rejoindre à son tour « ceux qui avaient déjà été emmaillotés, ligotés, bâillonnés, et réduits au silence » ; l'impression d'être un fantôme qui travaille mais ne reçoit pas de paie en fin de mois ; l'envie irrépressible de tuer le directeur de sa société ; la nuit passée dans un dortoir au sein de l'entreprise où l'on est réveillé pour aller travailler ; l'impression de retourner au travail et de ne plus parvenir à faire les choses les plus anodines, avec un chef qui interdit à ses collègues d'apporter leur aide pour ne pas perdre de temps ; un collègue « démissionné », une autre qui se suicide...
Dans leurs commentaires, les personnes relient leurs rêves aux situations professionnelles réelles. Chômeur, ancienne caissière devenue responsable d'un magasin, employés, assistant technique, comptable, cadres du public ou du privé, ingénieur ou médecin, ils ou elles évoquent diversement l'urgence permanente dans laquelle on les place et la pression à la productivité qui engendre surmenage et sentiment de débordement constant, le management qui n'a pour seul objectif que l'amélioration des résultats sans considération pour la vie des salariés, la surveillance et les reproches récurrents de la hiérarchie, le climat de torpeur ou l'ambiance sinistre entre collègues, les soucis du travail ramenés à la maison, l'épuisement personnel, l'impossibilité de s'exprimer ou d'agir, la privation de liberté et le sentiment d'oppression, et l'impression forte, tenace, répétée, de ne servir à rien ou de ne plus vraiment comprendre ce que l'on fait. Parfois, le commentaire déploie une interprétation fournie, comme dans le cas d'autoréflexivité poussée de cette fonctionnaire anciennement salariée dans l'associatif et les ONG, qui rêve que la fenêtre de son bureau est murée, et qui relie cette situation onirique au problème que lui a posé le passage d'un métier ouvert sur le monde à une activité administrative dans un espace confiné.
Sophie Bruneau n'a pas cédé à la facilité de l'illustration, qui aurait consisté à mettre artificiellement en images les récits de rêves. Images, les rêves ne le sont qu'une seule fois, pour les rêveurs, puis se fixent dans des paroles. Ce sont donc des voix et parfois des corps parlants qui sont donnés à entendre et à voir, avec des images montrant des espaces de travail, individuels ou collectifs. La sobriété et la pureté du procédé permettent au spectateur de ne pas être distrait et de prêter toute son attention à l'essentiel.
Pour celles et ceux qui ne s'accommodent pas du monde tel qu'il va, les témoignages enregistrés par Sophie Bruneau sont proprement bouleversants. Et bouleversants parce que précis, soigneusement captés par une réalisatrice qui, grâce à sa patience et à son travail en amont des images et des mots, a obtenu, de toute évidence, ce qu'aucun journaliste ou sociologue pressé ne parviendra jamais à obtenir : la confiance des personnes qui livrent une partie très intime – et pourtant si sociale – d'elles-mêmes. Dans les voix, et parfois dans les visages, se lisent les épuisements passés ou présents, les malaises, la perte du sens de ce que l'on fait, la violence d'un monde qui engendre en retour des montées d'envie de violence contre les autres ou contre soi-même.
Une partie des rêves présentés s'inscrit sur un fond de dégradation continue des conditions de travail. Les rêveurs sont d'autant plus lucides sur ce qu'ils vivent et sur ce que signifient leurs rêves, qu'ils peuvent comparer un « avant » et un « après » : la suppression aussi dérisoire qu'humiliante de la modeste prime de fin d'année ou du repas annuel après rachat de l'entreprise par une multinationale, le pot de départ à la retraite qui ne peut plus durer aussi longtemps qu'avant par souci d'efficacité, le nouveau management de moins en moins soucieux de ce qu'éprouvent les salariés, etc. Et l'on peut se demander ce que deviendront les perceptions individuelles quand la dégradation aura été généralisée et banalisée, que les nouvelles générations n'auront pas connu un « avant », et que la situation apparaîtra avec l'évidence et la naturalité d'un état de fait[6] .
Le manifeste et le latent
Charlotte Beradt se méfiait clairement de la psychanalyse et cette méfiance était bien compréhensible si l'on se met à sa place. Ses motivations politiques face au nazisme faisaient qu'elle ne voulait pas que soit minimisée l'importance d'un contenu manifestement politiqueen faisant du rêve le simple déguisement d'un contenu latent d'un tout autre ordre (lié à la petite enfance et à la sexualité) censé être bien plus fondamental. Pour les mêmes raisons, Sophie Bruneau procède de la même manière en reliant des rêves de nature explicitement professionnelle aux expériences professionnelles réellement vécues par les rêveurs. Deux rêves échappent à cette règle dans la mesure où rien, dans les récits manifestes, ne renvoie directement au monde du travail. Dans le premier, la rêveuse voit l'ouverture de sa calotte crânienne avec des petits personnages qui, assis tout autour du crâne sur de minuscules chaises, plongent profondément de très longues cuillères pour se nourrir d'elle. Travaillant comme médecin, elle reconnaît dans son rêve la disposition circulaire des chaises sur lesquelles sont assis les patients dans sa salle d'attente ; et l'on comprend alors que le rêve métaphorise de façon dramatique son sentiment d'être dévorée par ses patients. Dans le second, la rêveuse est chez elle, dans sa chambre, et voit un Boeing arriver droit sur la maison, la percuter et tout détruire, avec le sentiment étrange de sa propre mort. Seul le commentaire donne à comprendre la puissante métaphore visuelle de l'avion qui s'écrase : la rêveuse investit son travail à un point tel, et ce travail semble tellement vide de sens (« on veut nous obliger à réinsérer à tout crin des gens dans un monde du travail, alors qu'il n'y a plus de travail»), qu'elle est surmenée et pense souvent qu'elle va mourir.
Dans Rêver sous le capitalisme, le monde du travail, avec ses impératifs de productivité et d'efficacité, ses absurdités et ses aliénations, ses humiliations et ses brimades individuelles ou collectives, apparaissent clairement comme structurant les récits oniriques. La simple possibilité de rassembler des récits de rêves d'une époque donnée et dont la thématique tourne autour du climat politique (Beradt) ou de l'atmosphère professionnelle (Bruneau), prouve la force de l'ordre social qui imprime sa présence dans les plis les plus intimes des expériences individuelles.
Comme dans la démarche de Charlotte Beradt, on peut regretter – mais la qualité et l'importance du livre comme du film atténuent très largement ce regret – que le dépassement de l'opposition entre les points de vue psychanalytique et politique ne soit pas tenté. Car ces deux points de vue sont parfaitement conciliables. Les sentiments de dépossession de soi ou d'aliénation, de culpabilité ou d'enfermement, que créent les situations politique et professionnelle ne peuvent pas ne pas réveiller, par analogie pratique, des situations enfantines (vécues à l'égard des parents) ou plus tardives (avec les différentes figures d'autorité successivement rencontrées) faites par les rêveurs et rêveuses. En interrogeant les personnes sur leur vie (familiale, scolaire ou autre) passée, on serait en mesure de faire apparaître, derrière les images oniriques qui empruntent certains modèles de situation à un ordre particulier d'expériences présentes (politique ou professionnel), une série de souffrances, d'humiliations ou de traumatismes passés de tout autre nature. Ceci est d'autant moins surprenant qu'en renversant la perspective, on constate que l'univers familial originel, de même que l'univers scolaire par la suite, avec les formes de relations d'interdépendance et d'exercice de l'autorité qui les caractérisent[7] , ne sont jamais détachables du contexte global – économique, politique, culturel, etc. – dans lequel ils s'inscrivent et qui vient se réfracter en eux. Par ailleurs, l'univers familial est composé de membres qui sont eux-mêmes caractérisables par des places occupées dans la division du travail et par les expériences qu'ils y vivent.
Dans tous les cas, que la lecture soit psychanalytique ou politique, ce qui devrait sauter aux yeux des lecteurs comme des spectateurs, c'est qu'on ne sort jamais des cadres sociaux ; c'est seulement leur nature qui change : famille, école, institution culturelle ou sportive, parti, église, milieu professionnel, État, etc. Ce que les chercheurs en sciences sociales distinguent pour des raisons liées à la division scientifique du travail (c'est même un principe de « spécialisation » de leurs travaux) est vécu par chaque individu comme des expériences successives ou parallèles qui se font en permanence écho ou entrent en contradiction.
Certains rêves recueillis par Charlotte Beradt mettaient d'ailleurs en scène le mélange des registres en condensant des scènes scolaires avec des éléments plus clairement politiques[8] . Les deux registres étaient confondus ou condensés par les rêveurs, qui percevaient très bien l'analogie des situations. Dans le film de Sophie Bruneau, les rêves relient aussi parfois le familial (le salon des parents dans lequel est transporté un cadavre) et le professionnel (où le cadavre est initialement confié à la rêveuse), et les commentaires font mention des souffrances qui traversent les espaces sociaux (le sentiment de surmenage engendré par le travail continue à structurer l'expérience dans l'ordre domestique où l'on se sent tout aussi débordé). Si, dans l'ordre chronologique, les expériences familiales de la petite enfance précèdent les expériences scolaires, professionnelles, politiques ou religieuses, cela ne vient pas pour autant effacer la spécificité des différents registres d'expérience que chaque individu relie psychiquement et entre lesquels il crée parfois des équivalences. C'est pour cela qu'il y a toujours plus dans la manière de vivre le rapport au politique ou au professionnel que de l'expérience exclusivement politique ou professionnelle. Mais cette vérité n'autorise toutefois pas à réduire ces dimensions de la vie sociale à du familial ou du sexuel. Il serait scientifiquement faux et moralement indécent d'affirmer que l'oppression politique ou professionnelle mise en scène par les rêveurs et les rêveuses n'est qu'une façade derrière laquelle se cacherait, par exemple, du sexuel infantile.
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Au final, le très beau film de Sophie Bruneau invite chaque spectateur à porter davantage attention à ses rêves ainsi qu'à ceux d'autrui, et à prendre toute la mesure de ce que le monde social nousfait, souvent à notre insu. Sans fard ni censure, les rêves mettent en scène les problèmes qui nous travaillent. Et comme ces problèmes ont pour origine les cadres sociaux dans lesquels nous sommes pris, pour le meilleur et pour le pire, revenir sur nos rêves constitue un bon moyen de préparer l'action en vue d'améliorer l'organisation collective de nos existences malmenées.
[1] Livre traduit de l'allemand par Pierre Saint-Germain, en 1981, aux éditions Payot
[2] C. Beradt, Rêver sous le iiieReich, op. cit, p. 47. L'auteure, qui a été la traductrice d'Hannah Arendt, emprunte à la philosophe la notion de « domination totale ».
[3] La première diffusion à la télévision aura lieu sur Arte le 8 octobre 2018, puis le film sortira en salles en France courant novembre (notamment à l'Espace Saint-Michel à Paris).
[4] Sophie Bruneau a suivi quatre années d'études supérieures en sciences sociales à l'ULB, achevées en 1990 par un mémoire sur le documentaire social en Belgique (sous la direction de Luc de Heusch). Quelques années après avoir intégré une école de cinéma (INSAS), quittée avant la fin de la première année, elle reprend des études d'anthropologie sociale et d'ethnographie à l'EHESS, en soutenant un mémoire de DEA (aujourd'hui Master 2) qui consistait en une étude comparative entre le sociologue Erving Goffman et le cinéaste documentariste Frederick Wiseman.
[5] Parmi la quinzaine de documentaires, on citera Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés(2005), coréalisé avec Marc-Antoine Roudil, dans lequel la réalisatrice filmait quatre patients en arrêts de travail pour raisons professionnelles ; et La Corde du diable (2014), histoire sociale et politique du fil de fer barbelé.
[6] Je me permets de renvoyer sur ce point à Ceci n'est pas qu'un tableau. Essai sur l'art, la domination, la magie et le sacré, Paris, La Découverte, Laboratoire des sciences sociales, 2015.
[7] Erich Fromm parlait de la famille comme de « l'agence psychologique de la société » (E. Fromm,La Crise de la psychanalyse. Essais sur Freud, Marx et la psychologie sociale, Paris, Denoël-Gonthier, 1973, p. 152). Quant à la forme scolaire de relation d'apprentissage, elle est marquée par la variation des formes d'exercice du pouvoir. Cf. G. Vincent, L'École primaire française. Étude sociologique, Lyon, PUL/MSH, 1980.
[8] C. Beradt, Rêver sous le iiieReich, op. cit., p. 120-121.
Momies aphones, morts-vivants, toujours en retard, dévorés par les clients : les rêves des travailleurs nous racontent la vérité sous nos vies, dans un documentaire aussi contemplatif que fascinant.
Etonnante démarche que celle de Sophie Bruneau. Au lieu de dénoncer, de maudire ou de déplorer, la cinéaste interroge notre mode de production – et donc de vie – par la tangente. Pas question ici d'historique ni de statistique, ni même de propositions : on entre de plain-pied dans le questionnement par la voie royale, celle des rêves. Une démarche fantasmagorique mais certainement toute aussi forte, si pas plus, que le plus brûlant des pamphlets. Freud doit se retourner (de joie) dans sa tombe. Quant aux cartésiens et aux pragmatiques qui lèveraient un sourcil interrogateur ou sceptique, c'est qu'ils ont malheureusement perdu l'accès au magique si cher aux peuples premiers, qui savaient que toutes les réponses sont en nous. Pour qui sait voir.
Nous voici donc dans l'anonymat de la grande ville. C'est la nuit, les trains presque vides regagnent les gares, les bureaux déserts n'accueillent plus que de fantomatiques équipes de nettoyage. C'est l'heure des confidences ; l'heure du récit ; l'heure des songes. Chacune à son tour, des voix se confient et racontent un rêve. Pas n'importe lequel : un rêve lié au travail. Des collègues de bureau transformés en zombies qui se massent dans les ascenseurs ; une caisse enregistreuse dont les tit-tits trahissent qu'on ne la manie pas encore assez vite ; la fenêtre de son bureau que l'on retrouve murée ; une calotte crânienne autour de laquelle de petits personnages viennent se sustenter avec de très longues cuillers... Aux voix s'ajoutent bientôt des visages. Avec un détachement presque hypnotique, chacun livre sa vision, sans pathos et sans effet. Les rêves se mettent à dessiner des angoisses communes, où règne la plus complète aliénation. L'image d'une société basculée.
Nous sommes ici à mi-chemin du célèbre « Livre des rêves » de Jack Kerouac (1960) et de la série britannique « Black Mirror » qui, via un futur décalé, attire notre attention sur les dérives technologiques qui nous privent peu à peu de notre humanité. La mise en place formelle, faite de très longs plans, nous invite à convoquer le rêve par notre propre imaginaire. Nous projetons sur l'image proposée par le film celles qui nous sont racontées ; nous convoquons le rêve et le reconstituons pour mieux le partager. Et nous sortons du film comme on sort d'un doux cauchemar : sûrs et désespérés d'avoir vu, comme disait Rimbaud, « ce que l'homme a cru voir ».
Sylvestre Sbille
Une folie du travail.
Résonances de Rêver sous le capitalisme
Thomas Périlleux[1]
Pour qui écoute avec attention des professionnels parler de leur travail, une sourde violence suinte de partout. C’est une violence qui s’exerce à bas bruit, hors du cadre des conflits antérieurs, ceux où les luttes sociales trouvaient leur terreau. L’univers du management néolibéral est apparemment consensuel. Il promeut la libération et même le bonheur (on a nommé des Chief Hapiness Officers jusque dans certains services publics). Pourtant, les menaces et les manipulations mensongères n’ont pas disparu. Elles s’exercent désormais par la voie de techniques de management tenues pour indiscutables.
Aux manœuvres persécutrices utilisées classiquement pour écraser les résistances des travailleurs, s’ajoute la violence insidieuse de méthodes gestionnaires qui « s’imposent » en étouffant les critiques qui pourraient leur être adressées. Par exemple, il est possible à chacun de discuter de ses objectifs, il ne l’est pas de mettre en question le principe de l’autoévaluation ni celui de l’urgence des réponses à apporter aux exigences des « clients ». Et celui qui s’oppose à la destruction des valeurs de son métier se heurte bien vite aux limites de la bienveillance managériale.
Un tel régime de travail produit un climat de menace latente et permanente, un sentiment d’oppression qui serre la gorge et raréfie l’atmosphère. La suspicion, la peur et la honte – trois affects majeurs de la société néolibérale – y sont attachées. « Je me sens oppressée », disait une travailleuse reçue en clinique du travail. Elle avait de graves difficultés respiratoires, un poids sur la poitrine. Il s’est avéré que son angoisse n’était pas sans rapport avec sa participation à des licenciements brutaux dans l’entreprise. Elle y avait pris part à son corps défendant et comme en s’absentant d’elle-même. On retrouve ce même sentiment de disparition subjective dans le film extraordinaire réalisé par Sophie Bruneau : « Je n’existe plus », « J’ai perdu la voix », « Ma voix s’est cassée », disent plusieurs rêveurs.
Il y a donc une folie très particulière du travail contemporain. C’est elle, avec la peur qu’elle suscite, qui affleure dans les rêves recueillis par Sophie Bruneau. C’est la folie d’un monde de l’organisation qui quantifie l’impalpable, retourne les valeurs et pervertit le langage, quand l’intensification du travail passe pour l’intensité de la vie et la subordination pour la liberté. C’est le délire des expertises qui ne veulent rien savoir des difficultés réelles du métier.
Mais la force du film n’est pas seulement de questionner les effets du capitalisme actuel, tel qu’il saisit chaque travailleur au plus intime. Il nous apprend aussi à regarder autrement. Il est, en acte, une invitation à emprunter un chemin de traverse.
La folie a été centrale dans le débat public et dans la théorie critique de la société au cours des années 60 et 70. Elle a suscité des débats absolument cruciaux sur la normalité et le conformisme, l’institution et la déviance. Ce débat s’est raréfié dans l’espace public et il s’est en quelque sorte déplacé sur le terrain du travail. On parle désormais largement des nouvelles pathologies du travail et des risques psychosociaux dans l’entreprise, mais c’est avec les mêmes risques de dépolitisation, comme si la souffrance devenait à son tour une simple matière à gérer, de manière utile et efficace, dans le secret des cabinets de coaching.
Rêver sous le capitalisme s’élève contre une telle dépolitisation. Il fait du récit des rêves une matière à partager. Une matière qui déplace les frontières de l’intime et qui suscite des échos entre les rêveurs et rêveuses, entre eux et nous spectateurs. C’est un effet saisissant : nous retrouvons un geste antique, celui par lequel le rêve et son récit viennent nous questionner, à partir de ce qu’ils ont de plus singulier, pour créer la possibilité de partager une sensibilité commune.
Le film tisse de l’entre-deux : entre le jour et la nuit, la veille et le rêve, l’intérieur et l’extérieur, entre l’intime et le politique. Il nous entraîne dans des zones de passage – trains, parkings, escaliers, chantiers – et dans des ondoiements, à la recherche d’échos, là où le capitalisme et les pathologies du travail qu’il provoque sont une perte de la capacité de résonance.
La fonction politique du cinéma apparaît là dans toute sa force. Non pas comme une fonction démonstrative : il ne s’agit pas d’expliquer les rêves ou de les interpréter trop vite. Ils sont et resteront toujours énigmatiques. La dimension politique joue plutôt en oblique. Le récit des rêves, la puissance évocatrice des voix, la présence des visages sont en soi un acte politique, quand le monde du travail tend à les effacer. La séparation de l’image et du son recrée un écart, elle redonne de l’air, là où chaque rêveur (et chacun d’entre nous) pouvait être suffoqué par son identification à son rôle dans la production capitaliste.
Finalement, il y a dans le film un travail qu’on peut dire également politique autour de la fixité. Fixité des plans et des images, des rêves, de la vie qui passe. « Au début c’était un rêve, ensuite c’est devenu une image fixe », dit la rêveuse, médecin, qui évoque l’ouverture de sa boîte crânienne par des petits personnages qui viennent la dévorer. Tout se fige dans une image brutale lorsque la violence du travail n’a pu être métamorphosée. Contre cette fixité traumatique, Sophie Bruneau nous rend sensibles à une autre fixité : celle de plans lents, où il ne se passe apparemment rien, où tout semble banal, et où nous apprenons à observer des détails, percevoir des mouvements parfois infimes, écouter les silences et la palpitation de la vie.
C’est un acte de résistance majeur. Le capitalisme est le régime par excellence de la mobilisation infinie sous des formes factices : il fonde son ordre sur l’affirmation (l’incantation) que tout bouge, et doit bouger, selon la règle de la réforme permanente. Il fait croire que la lenteur est synonyme d’ennui et il confond l’urgence avec l’intensité en attisant sans cesse les stimulations sensationnelles. L’« état de normalité » qu’il impose rend insensible aussi bien à la beauté du monde qu’à ce que les oppressions ont d’intolérable. Rêver sous le capitalisme provoque une insurrection contre un tel état, en écoutant la parole de voix brisées et en rouvrant largement les portes de la perception. C’est une critique poétique, essentielle à un moment où les corps suffoquent sous les contraintes de la production.
(texte paru en mai 2019 avec le livret qui accompagne l'édition DVD du film)
[1]Sociologue, Professeur à l’Université catholique de Louvain, intervenant au CITES-Clinique du travail de Liège. Co-éediteur entre autres de Destins politiques de la souffrance(avec J. Cultiaux, 2009), Les métiers de la relation malmenés (avec M. Cifali, 2012), Processus de création et processus cliniques(avec M. Cifali et G. Giust, 2015).